vendredi 26 septembre 2014

" Un hiver de chien " le dernier roman de Fred Morisse vient d'être publié par les Editions Depeyrot - http://13envues.canalblog.com/


Le contexte historique :

Un hiver de chien, c'est cet hiver glacial de 1870-1871, au milieu de cette année que Victor Hugo qualifia de Terrible. Après que Napoléon III eut inconsidérément déclaré la guerre à la Prusse, l'armée française est partout battue, l'empereur est fait prisonnier à Sedan, l'Empire s'écroule, la troisième République est déclarée le 4 septembre 1870. Deux semaines plus tard les armées allemandes commencent le siège de Paris...


Un hiver de chien, ce sont ces quatre longs mois de siège qui poussent la population affamée à manger tous les animaux de la ville. Chevaux, chats, chiens, rats ou moineaux pour les plus pauvres ; animaux exotiques des zoos pour les plus aisés. Seuls de rares pensionnaires du Jardin des Plantes ne finiront pas dans les ventres creux.

samedi 20 septembre 2014

Les lieux



La place d'Italie, l'ancienne mairie.
L’action se déroule à Paris, entre les murs de son enceinte, et plus particulièrement dans le 13e  arrondissement, et plus précisément encore, autour de la rue Croulebarbe, près de la manufacture des Gobelins, sur les bords de la Bièvre, dans le quartier des tanneries et des mégisseries.
Le 13e d’alors était sans doute l’arrondissement le plus pauvre de la ville. Encore peu urbanisé, des champs et terrains vagues en occupaient une grande partie.
La population était ouvrière, de très modeste condition. De multiples entreprises travaillant le cuir s’étaient installées sur les berges de la Bièvre, petite rivière déjà condamnée par la pollution engendrée depuis longtemps par le travail des teinturiers, des tanneurs ou des blanchisseurs. De nombreux chiffonniers côtoient des journaliers autour de la Buttes-aux-Cailles ou dans les petites rues de l’étrange cité Doré.


vendredi 19 septembre 2014

L'histoire


Célie a dix ans. Elle vit avec son père dans un modeste logis au bord de la Bièvre. Sa mère et son petit frère, partis pour quelques jours en province, sont eux bloqués loin des murs de la ville assiégée.
Le soir du 24 octobre, où une magnifique aurore boréale  embrase le ciel de Paris, la fillette trouve un petit chien abandonné qu’elle adopte, contre l’avis de son père, et qu’elle prénomme Floréal.
La rue Croulebarbe, où vit la famille de Célie.
Mais le siège se prolonge. La ville n’y était pas préparée. Les deux millions d’habitants souffrent du froid terrible dès la fin de l’automne, de maladies qui déciment la population, et du manque de nourriture.
Bientôt la viande de cheval (très peu consommée jusqu’alors) remplace celle de bœuf et de mouton, dont les troupeaux, partout parqués dans la ville, ont tous été mangés. Et puis, très vite, on s’attaque aux animaux domestiques, et même aux bêtes les plus repoussantes. Chiens, chats et rats sont vendus sur les marchés, dans les boucheries. On en fait des pâtés, de la viande rôtie, du bouillon. Les plus riches, dans les restaurants des beaux quartiers, goûtent à la chair des animaux exotiques du Jardin d’Acclimatation.
Derrière la Butte-aux-Cailles, sévit la bande à Galoche, des gamins qui s’adaptent à la situation en ces temps de guerre et font commerce du bois, devenu rare, des effets militaires allemands ramassés sur les champs de bataille, et des animaux qu’ils chassent ou qu’ils volent à leurs propriétaires.
Célie a eu le malheur de croiser leur chemin. Dès lors, c’est une lutte de chaque instant pour protéger son petit chien de la bande de gosses résolus à lui prendre pour le vendre à la boucherie.
Pendant ce temps, son père, engagé dans la Garde nationale, fait les cent pas sur le chemin de ronde des remparts ; les canons des forts de la banlieue tonnent contre les Allemands, qui répondront bientôt en bombardant la cité ; les faubourgs ouvriers grondent contre le gouvernement de la Défense nationale qui veut capituler ; on évoque déjà la Commune dans les clubs politiques ; Trochu, chef du gouvernement et des armées de Paris, donne de l’espoir aux Parisiens en évoquant son mystérieux « plan » qui vaincra l’ennemi ; les soldats, les gardes mobiles, les gardes nationaux meurent aux combats par milliers, fauchés par les balles prussiennes, ou succombent au froid polaire.
Célie, en pensant à sa maman retenue en province, regarde de sa fenêtre les ballons qui s’envolent depuis la gare d’Orléans (actuelle gare d’Austerlitz) ou de la gare du Nord, emportant passagers, courriers, et les pigeons qui reviendront avec des nouvelles des régions encore libres.
Elle espère la fin de la guerre en caressant son petit chien qui attise toutes les convoitises…

jeudi 18 septembre 2014

Extraits illustrés du roman

 
Mais le coin n’était guère engageant. Comme une rivière coulant au creux d’un canyon, le cours d’eau glissait entre des immeubles à l’aspect misérable, bombés par endroits, creusés en d’autres. Tout ici semblait aller un peu de travers. Les constructions, pour le moins disparates, étaient d’improbables défilés de façades, des empilements d’étages incertains. Des lézardes couraient sur les murs gris et noirs, sales, mouchetés de blanc, dont des pans entiers de plâtre menaçaient de se détacher. De nombreux moellons saillaient et semblaient prêts à tout instant à jaillir des surfaces qu’ils tapissaient. Ailleurs, de vastes claires-voies constituées de lattes de bois occupaient tout un niveau. Ici, au milieu d’une paroi décrépie, en un renfoncement apparaissait une porte condamnée par des briques. Aux étages, des fenêtres sombres aux meneaux un brin tors semblaient épier l’intrus tels des yeux dans leurs orbites. Quelques-unes étaient précédées de barreaux ou recouvertes de grillages, à d’autres manquaient des carreaux, remplacés parfois par un morceau de bois, de carton ou de papier.

Le paysan se pencha par-dessus le garde-corps, regarda l’eau qui coulait lentement sous la passerelle. Il fit une grimace de dégoût et se pinça le nez. Il n’aurait su définir l’odeur qui s’en dégageait. À se demander si ce liquide brun était bien de l’eau. Quand il remarqua à sa surface des plaques de couleurs différentes qui se mélangeaient, puis se séparaient pour se reformer ailleurs dans de nouvelles nuances, il pensa que c’était sans doute un système d’égout à ciel ouvert.
 

La Bièvre poursuivait sa route par ici, après être passée sous les boulevard Arago et de Port-Royal. C’était le bief Valence, où la rivière amorçait un virage, avant de rejoindre un autre bras qui coulait plus loin, en parallèle. La fillette libéra son chien de son étreinte et le posa à terre. Elle marcha quelques mètres en direction d’une petite écluse. Des marches en pierre étaient disposées de part et d’autre. Derrière, la Bièvre s’écoulait lentement entre de hautes rangées d’immeubles, avant de disparaître sous les boulevards.





Elle revit les manifestations d’enthousiasme, de joie ; elle entendit, comme si c’était hier, les hommes, les femmes, qui criaient : « À Berlin ! », « Vive la guerre ! » Elle se souvint de ces bandes d’hommes en blouses blanches qui défilaient tous les soirs, drapeaux en tête, et hurlaient plus fort que les autres leurs aspirations guerrières. Ils portaient, à bout de bâtons, des lanternes carrées autour desquelles étaient plaqués, sur chaque face, des bouts de papiers où l’on pouvait lire le refrain de cet été : « À Berlin ! » Toute la ville semblait sous l’emprise d’une soudaine monomanie : se ruer à Berlin ! D’autres personnes, peu, avaient manifesté en criant : « Vive la paix ! » La foule, résolue à voyager jusqu’en Prusse, les avait violemment prises à partie. Plusieurs avaient été arrêtées après avoir été molestées.



La fillette se souvint des jours qui avaient suivi les premiers enrôlements, au mois de septembre, quand les exercices se faisaient encore en tenues civiles. C’était alors des bataillons très bigarrés, où dominaient les blouses d’ouvriers mélangées aux chemises, aux redingotes, aux vestes, aux gilets ; où les casquettes, quelques chapeaux melons, des gibus et autres galurins de toutes formes couronnaient des têtes altières. Elle avait vu des hommes exécuter des manœuvres en souliers, en bottes, en sabots et même en pantoufles. Leurs gestes étaient encore empreints de maladresse lors du maniement des armes.


Quelques semaines plus tôt, le père de Célie aurait été bien incapable d’imaginer que la ville se transformerait en camp retranché, que chacun se ferait soldat. Pourtant, tout le panorama qui se déployait sous ses yeux ne pouvait mentir. Partout, creusées dans le talus contre les remparts, des casemates avaient été aménagées pour abriter les hommes. Devant elles, tout le long de cette voie militaire, de nombreuses tentes blanches se dressaient, des fusils posés en faisceaux entremêlaient leurs baïonnettes. À chaque instant se croisaient des chariots tirant des canons ou transportant des caisses de munitions.

Départ en ballon de Gambetta depuis Montmartre le 7 octobre 1870

Jules se tut un instant et, comme un orateur que son long discours assoiffe, se servit un nouveau verre de vin qu’il but d’un trait. Ses amis attendaient patiemment qu’il poursuive son récit. L’aventure des aérostats les passionnait, comme elle passionnait les Parisiens depuis le début du siège, et plus encore depuis que Gambetta avait rallié la province par les airs, manquant d’un rien de se faire capturer par l’ennemi. Et puis, c’était l’unique moyen de communiquer avec l’extérieur, avec les amis ou la famille.


On ne distribuait pourtant maintenant de la viande qu’une fois par semaine, du cheval ou du bœuf salé. Les autres jours, il fallait se contenter d’une maigre portion de hareng, de morue, de riz ou des ultimes réserves de légumes. Les files devant les boutiques étaient de plus en plus tristes. C’était une vision pénible, ces femmes grelottantes accompagnées de gosses en haillons qui battaient la semelle pendant de longues heures, sous la pluie, la neige, dans le froid du petit matin.


Un peu plus loin, devant le 58 de la rue de la Glacière, elle aperçut le drapeau tricolore qui flottait devant le fourneau économique. Elle fut soulagée : ce midi il n’y avait pas de longue file d’attente.[...]

- Heureusement qu’il y a ces endroits, dit la mère de Jeannette à son amie, sinon, on claquerait tous du bec.
- Ça c’est sûr. Mais ils ont quand même pas été très finauds ceux qu’ont organisé ça ! Faut voir comment qu’ils ont réparti les quatre-vingt fourneaux qu’ils ont ouverts, au début : y en avait trop dans les quartiers  riches et pas assez chez les pauvres, qui sont toujours les plus nombreux… C’est pour ça que les Mairies ont créé à leur tour les cantines municipales.



Quand elle entra enfin, elle découvrit les lieux pleins à craquer, chaises, bancs, tables, étaient tous occupés. On se serrait les coudes devant les assiettes. Derrière les fourneaux, cuisinières et cuisiniers s’activaient. Ils n’avaient guère le temps de bayer aux corneilles. Beaucoup d’enfants et de femmes dans l’assistance ; quelques hommes aussi, pipe au bec, recrachaient généreusement leur fumée bleutée et odorante.


Le corps de la pauvre bête épuisée dégageait une légère fumée. À travers elle, la fillette avait vu les hommes, les femmes et les enfants, de plus en plus nombreux, s’approcher en encerclant l’individu et l’animal. [...]
Une première femme s’était jetée sur la rosse, le couteau brandi au-dessus de sa tête. Le propriétaire avait voulu s’opposer, mais il avait très vite été submergé par la foule qui s’était abattue, lames en avant, sur le cheval impuissant. [...] Telle une nuée de vautours, hommes, femmes et enfants s’étaient précipités sur la bête pour se disputer sa chair. Ils formaient une masse, un tas, amoncelés sur son corps dont on ne voyait dépasser qu’un sabot. Quand Célie avait vu un filet de sang rougir la neige et bientôt former une large flaque, elle s’était évanouie.



Malgré le temps glacial, la population se pressait aux portes de Paris, sur les trottoirs, pour accueillir les combattants qui rapportaient de terribles nouvelles, parlaient de soldats morts gelés durant la nuit. Partis avec un équipement prévu pour dix jours, aucune couverture ne leur avait été distribuée. Ils dormaient à même le sol, sans le moindre abri. Ceux qui plongeaient dans un sommeil trop profond ne se réveillaient plus, le froid les emportait. Les hommes en voulaient à l’état-major, jugé incompétent, qui faisait autant de victimes que les températures extrêmes et les balles allemandes. D’autres racontaient avoir dépecé et mangé sur place des chevaux tués dans les combats.




On a commencé à abattre les vieux arbres, on coupe les branches des plus jeunes. Quelques-uns dépècent les écorces, fouillent le sol jusqu’aux racines qu’ils arrachent et qu’ils revendent 50 centimes le petit fagot. Des bancs ont disparu de certaines rues. Tout objet en bois laissé sans surveillance est vite découpé et jeté au fond d’un poêle ou dans l’âtre d’une cheminée.



Les deux gosses s’immobilisèrent, étonnés par le grand mouvement qui habitait l’endroit. C’était des centaines d’hommes et de femmes qui s’activaient, chacun travaillant à une tâche précise. Quelques ateliers avaient été installés dans les salles d’attente, mais le plus grand d’entre eux, le principal, se tenait sous l’immense verrière, sous laquelle partaient les trains avant la guerre. Des dizaines d’ouvrières étaient assises devant une très longue table et cousaient la nouvelle enveloppe d’un ballon, joignant un à un les fuseaux blancs et bleus qui caractérisaient les aérostats de la gare d’Orléans.

(Gustave Doré)

Ceux qui restaient agençaient au mieux leur cave, qui devenait une annexe du logis, une chambre supplémentaire. Ils y descendaient le poêle et aménageaient une ouverture pour passer le tuyau vers l’extérieur. Ils s’y réfugiaient à la nuit tombée, quand redoublait le bombardement. Car c’était souvent à partir de neuf heures du soir que l’ennemi se déchaînait et lançait ses obus jusqu’au petit matin.


Les obus semblaient tomber du côté de la place d’Enfer, de la rue Saint-Jacques, de l’Observatoire, du jardin du Luxembourg. En dépit du froid et de la neige, la foule avait investi la rue, bravant le danger qui tombait du ciel. Tous voulaient voir le bombardement au plus près.
 



Un grand ciel bleu [...] s’offrait généreusement aux promeneurs, aux curieux venus de la rive droite, en famille parfois, visiter les quartiers bombardés. 

Les journaux égrènent le nombre de blessés, de morts, signalent les débuts d’incendie, établissent la liste des immeubles et des monuments touchés. [...]
J’ai vu, rue Monge, une habitation dont les cinq étages ont été traversés par une bombe qui a explosé au rez-de-chaussée, sans faire de victime. Mais d’autres ont moins de chance, qui sont broyés, ou coupés en deux par un obus.

Cependant, l’exil de la population du sud de la ville continuait. De nombreuses charrettes sans chevaux, poussées par les membres de la famille, se dirigeaient vers les ponts de la Seine. Les affaires indispensables y étaient entassées, vêtements, couvertures, matelas, parfois les meubles les plus précieux. Sur plusieurs voitures, un grand-père, une grand-mère, étaient assis parmi les bagages à l’arrière de la voiture, regardant à reculons s’éloigner leur quartier de toujours



Beaucoup de familles étaient venues accompagner le père qui s’en allait rejoindre sa compagnie de marche. Cette nuit, plusieurs milliers de gardes avaient été appelés à participer à la bataille. Parfois, c’était le gosse qui portait fièrement le fusil, le sac à dos ou la gourde du père. La femme tenait son homme par le bras, l’encourageait, lui recommandait la plus grande prudence. Souvent, les couples s’arrêtaient et s’embrassaient avant de poursuivre leur chemin, main dans la main. Beaucoup pleuraient, redoutaient de ne jamais plus revoir l’être chéri. Des femmes fendirent et déformèrent les rangs de compagnies, à la recherche de leur époux pour un dernier baiser. Les hommes riaient quand elles se trompaient et en enlaçaient un autre.
C’était un interminable va-et-vient d’hommes et de voitures. Quelques omnibus bondés et de rares fiacres se mêlaient au trafic. Depuis la porte d’Italie, jusqu’à la place du même nom, tout le long de l’avenue se succédaient des convois pleins de blessés que l’on acheminait vers le Val-de-Grâce. À leur passage, les hommes se découvraient, les femmes pleuraient. 


 Quelques Affiches et documents du siège